L’approche du « fait-main » accorde une importance plus grande à la qualité qu’à la quantité. Nous ne sommes pas dans un contexte de production de masse où un objet devient reproductible en quantités industrielles, mais plutôt où chaque unité, rare, a été façonnée par la main d’une personne qui travaille à son propre rythme. Puisque cette démarche exige un investissement de temps considérable, elle requiert un modèle d’affaire adapté. Quartier Artisan s’est questionné à savoir comment concilier objectifs de ventes, ressources humaines limitées et production à l’unité pour vivre de son entreprise.
Des pièces produites à l’unité, signées LLOMA
Marina Lespérance Lopez, artiste céramiste, travaille avec la rareté.
Dans son atelier situé à Montréal, elle crée des objets utilitaires en céramique au sein de LLOMA, l’entreprise qu’elle a fondée il y a deux ans. « Je fabrique des grandes plaques en argile colorée et marbrée, à partir desquelles je construis des tasses en petites séries. Chacune d’entre-elle revêt des variations de marbrage, mais c’est subtil. Ensuite, je les décore une par une intuitivement, en suivant des codes visuels de l’univers de fête d’anniversaire », explique-t-elle. Ornements, crémages à gâteaux, guirlandes, confetti, dorures et couleurs pastels, chaque détail qu’arborent ses pièces uniques reflètent le travail minutieux qu’elle entreprend dans son atelier situé au Chat des artistes dans le Centre-Sud de Montréal.
Si elle consacre six journées par semaine à rechercher, créer et promouvoir ses créations, c’est non seulement que la demande surpasse sa capacité de production, mais aussi que sa clientèle serait probablement réticente à débourser davantage pour ses tasses – un sujet auquel on reviendra. Alors qu’il est plus profitable de reproduire un modèle par prototypage, cette approche éteindrait la créativité de la céramiste : « Ce qui me plait le plus dans la céramique, c’est son potentiel de métamorphose et l’infini des possibles. […] S’il n’y avait pas de contrainte économique, je pourrais faire de la recherche pendant 6 mois ou même plus », précise Marina.
Bien que cette façon de faire est moins présente au Québec, où bon nombre d’artisan·e·s ont adopté une approche de reproduction de modèle, l’artiste précise toutefois que la production à l’unité est plus répandue à l’international : « C’est un modèle comme un autre, qui n’est pas particulièrement rare ou unique », ajoute-t-elle. La phase de démarrage dans laquelle elle se trouve exige, au-delà de l’investissement de temps, d’user de stratégie pour maximiser ses revenus. Marina nous confie : « J’arrive à en vivre, mais je suis précaire. J’utilise tous les outils à ma disposition pour générer des revenus supplémentaires qui me permettraient d’investir dans le développement de mon entreprise. »
Stratégie de prix : entre valeur, perception et diversification
En gérant les facettes complémentaires à la production, la céramiste crée de ses propres mains entre 60 et 100 pièces par trimestre. « […] Pour réussir à vivre de mon travail je dois tout de même produire une quantité importante, sans quoi je devrais augmenter mes prix considérablement », précise-t-elle. La céramiste prévoit une seule quantité pour chaque création, afin de personnaliser chacune des pièces de sa collection. Au jour J du lancement de sa collection, ces mêmes pièces qui se distinguent les unes des autres autant qu’elles partagent un air de famille, s’envoleront comme de petits pains chauds : « […] je vends 99% de ce que je suis capable de produire », soutient l’entrepreneure.
Chaque tasse, rare et minutieusement décorée d’ornements festifs, affiche environ un prix de 80$. En tenant compte du coût de la vie du Québec, sa stratégie s’appuie sur celle des céramistes qui comme elle produisent de petites quantités personnalisées : « […] Aux États-Unis par exemple, la moyenne de prix pour une tasse fabriquée par un·e artiste qui a une production comparable à la mienne va varier autour de 100$ USD, selon le format, la complexité et la popularité de l’artiste », explique Marina.
Elle tient compte également du prix moyen que débourse la clientèle locale pour une tasse faite main et de la limite de ce que cette dernière serait prête à payer pour un objet d’art utilitaire. Cette limite qui pour elle représente un travail de sensibilisation, l’empêche d’appuyer ses prix sur le coût de revient auquel elle ajouterait un salaire horaire jugé équitable : « Ça ne me servirait à rien car le coût serait supérieur à la barrière psychologique de la clientèle. Donc je tente de m’approcher d’un salaire convenable avec plusieurs autres stratégies autres que le prix d’une tasse », explique-t-elle. Pour Marina, les journées de douze heures ne sont pas rares, et elle se réserve une seule journée de congé par semaine.
À travers la diversification de ses produits, les prix parfois plus élevés qui accompagnent des pièces considérées comme étant plus précieuse tendent à faire respecter la valeur de son travail : « J’augmente mes prix régulièrement et je crée des pièces hors série que je peux vendre à un prix plus élevé », précise la céramiste.
Stratégie de vente : vers un entonnoir de ventes qui récompense la fidélité
Pour dédier la majorité de son temps en atelier, Marina a mis en place un dispositif bien ficelé pour vendre ses créations tout en protégeant le temps alloué à la production : « […] mon modèle d’affaires n’est pas construit pour que je doive passer 50% de mon temps à faire du marketing », explique l’entrepreneure. Lorsqu’elle organise un lancement, la coutume veut qu’elle vende tout la journée-même.
Les adeptes friands de ses créations recevront une infolettre dans laquelle ils découvriront son nouvel inventaire, la date et l’heure du lancement. Sur les réseaux sociaux, elle informe ses abonnés de la date, sans toutefois préciser l’heure. Finalement, elle met en place une prévente, réservée aux personnes les plus fidèles qui la soutiennent à chaque mois en tant que mécène : « En devenant mécènes sur la plateforme Patreon, les personnes reçoivent un mot de passe exclusif pour accéder à la boutique en ligne », précise-t-elle.
Si elle s’est inscrite à Patreon l’an dernier, c’est que la rapidité avec laquelle ses pièces se vendait laissait de nombreuses personnes déçues : « Plusieurs personnes me demandaient de réserver des pièces et j’avais même des offres de personnes qui désiraient me donner plus que le prix que je demandais pour la pièce pour pouvoir la réserver. Je ne trouvais pas ça équitable d’accepter ce genre d’offres au cas par cas, et je voulais simplifier la gestion des réassorts », ajoute-t-elle.
Marina donc fait une pierre deux coups : elle récompense sa clientèle la plus fidèle tout en permettant à ses lancements de se dérouler de manière plus sereine. Près d’une cinquantaine de personnes adhèrent à l’un de ses trois abonnements mensuels : 3$ : Montant symbolique pour soutenir son travail, sans contrepartie. Les personnes dans ce niveau voient les publications sur sa page Patreon à l’exception des mots de passe des préventes. 7$ : Accès aux préventes 13,50$ : Accès aux préventes et une pièce offerte au choix après un an.
Les revenus qu’elle génère à partir de la plateforme Patreon représentent faible pourcentage de ses ventes, mais en s’accumulant, ils couvrent certaines de ses dépenses : « C’est marginal comme pourcentage, mais c’est une petite rentrée d’argent régulière. […] Avec le montant que j’ai récolté dernièrement, j’ai payé les frais annuels de mon nouveau site sur Shopify. ». Dans tous les cas, Patreon n’est qu’une corde de plus à son arc : bourses, subventions, concours, cours de céramique, ensemble DIY, produits dérivés représentent l’éventail de ses sources de revenus.
Diversifier ses revenus et préserver la cohérence de son approche
En diversifiant ses sources de revenus et en optant pour une stratégie de marketing qui cohérente par rapport à sa production à l’unité, Marina se considère sur la voie de la croissance pour elle et son entreprise : « Je ne suis pas encore parvenue à un équilibre entre le prix et le temps investi qui me permettrait de sortir de la précarité économique, mais j’ai confiance que je m’en vais dans la bonne direction », entrevoit l’entrepreneure.
Travailler avec la rareté n’est pas une stratégie plus profitable, mais il est intéressant de constater que ce modèle est une possibilité pour celles et ceux qui, comme Marina, ne souhaitent pas travailler par prototypage. L’intégrité de son approche artistique, bien qu’elle pose des défis, mérite d’être respectée à travers l’ensemble des étapes qui mènent de la conception à la mise en marché.
Pour Marina, ce compromis en temps lui permet de pratiquer le métier de la façon qui la stimule le plus, tout positionnant son entreprise vers la profitabilité : Je ne crois pas que mon modèle me permet plus d’équilibre au niveau du temps, des ressources, des coûts, mais le modèle d’affaire par production en série, où il faudrait répéter le même geste, la même forme, dans le même esprit est en dissonance avec ma nature, aller contre ma nature serait déséquilibrant pour ma motivation, ma créativité. »
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