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Être artisan·e·s, entrepreneur·e·s et parents : entrevue avec le luthier Théo Kazourian, Amélie Lucier et Julien Mongeau d’A+J Métissage

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Temps de lecture : 6 minutes

Devenir parent alors qu’on gère une entreprise artisanale est une aventure dans laquelle des artisan·e·s plongent tête première. Le luthier Théo Kazourian (accéléré en 2017) ainsi que les associés Amélie Lucier et Julien Mongeau derrière l’entreprise montréalaise d’objets fonctionnels A+J Métissage (accélérés en 2018) ont accepté de nous raconter leur histoire en tant qu’artisan·e·s entrepreneur·e·s et depuis quelque temps, parents. 

Le point tournant 

Originaire de France, Théo Kazourian s’est installé à Montréal après avoir accompli des études en lutherie. Son entreprise et sa charge d’enseignant au Cégep occupaient la majorité de son horaire avant qu’il devienne père d’une fille le 27 janvier 2019. Les nuits blanches que l’entrepreneur a passées dans l’atelier suscitent en lui une douce nostalgie aujourd’hui.  

Depuis 2015, Théo s’est attiré une clientèle régulière qui apprécie chez le luthier la qualité de ses guitares, l’authenticité de sa passion pour le métier et la sincérité avec laquelle il approche chacune de ses relations commerciales. Il avait donc l’habitude de dédier toute l’énergie qui l’habitait à ses créations. Toutefois, l’arrivée d’un premier enfant a changé la donne pour l’entrepreneur : « Ça a été compliqué pour ma part, et plutôt déstabilisant de voir le temps et l’énergie qu’[être parent] exigeait. », explique-t-il en toute honnêteté. 

Si Théo gérait son entreprise depuis plus de quatre ans avant l’arrivée de sa fille, l’entreprise d’Amélie et Julien (A+JMétissage) était quant à elle au stade de démarrage. Les entrepreneur·e·s se sont rencontrés alors qu’Amélie étudiait la céramique et Julien le verre, tous les deux au Cégep du Vieux Montréal. C’est en 2008 que les designers ont non seulement métissé leur expertise en fondant leur entreprise, mais aussi leur vie en tant que couple. Située sur la rue Bordeaux à Montréal, leur maison dont le sous-sol a été converti en atelier de céramique accueillerait un premier enfant, six ans plus tard.

En nous racontant la manière dont s’est déroulée cette transition initiale dans leurs vies, le couple ne laisse présager aucun nuage à l’horizon :

 « Nous avons eu notre premier enfant après plus ou moins un an et demi d’activité, et on peut dire que ça a été plutôt fluide. Comme l’entreprise était à ses débuts, l’impact sur la production a été mineur. On a toutefois pris la décision d’engager un employé pour effectuer une partie de la production en céramique. Amélie a aussi délaissé l’emploi à temps partiel qu’elle occupait à ce moment-là, mais les revenus de l’entreprise le justifiaient. L’arrivée d’Arthur a beaucoup assainit notre rapport au travail, puisque la famille nous a imposé un horaire de travail plus conventionnel; nous avons en ce sens arrêté de travailler les soirs et les fins de semaine. »

Une transition que vit autant l’entreprise que l’artisan

C’est lors de l’arrivée de leur deuxième enfant que les artistes du verre et de la céramique ont vu se dessiner des défis à l’horizon :

« […] L’entreprise allait moins bien, la famille nous en mettait plein les bras et on n’a pas été très vigilants. Une baisse d’activité importante s’est installée, mais nous avons mis beaucoup trop de temps avant de le réaliser. À ce moment, on a fait beaucoup d’erreurs. Amélie s’est trop éloignée de la gestion courante, Julien a pris beaucoup du stress de l’entreprise sur ses épaules, et on a un peu oublié cette concertation et cette communication qui avaient contribué à notre succès. On était en mode survie et ça a été très difficile à gérer. Le circuit « classique » des artisan·e·s (Salon des métiers d’art, One of a Kind de Toronto, salons de vente en gros, etc.) où nous avions l’habitude de participer jusqu’à ce jour a été difficile à concilier avec la famille. Généralement, c’était Julien qui se déplaçait pour ces événements et Amélie qui restait seule à la maison […]. Ça a amené beaucoup d’épuisement, tant psychologique que physique », expliquent-ils.

Pour Théo qui avait l’habitude de travailler la fin de semaine et même la nuit, l’entrepreneur a aussi constaté une baisse de performance pour son entreprise, lors de l’arrivée de sa fille. Celle-ci s’explique par le fait qu’il avait de la difficulté à se concentrer et moins d’énergie à consacrer à son art. Ces défis ont entraîné « beaucoup de fatigue et même de la déprime de temps en temps », raconte le luthier. 

Des stratégies déployées 

« J’ai réussi à lâcher prise du fait que je ne pourrais plus passer autant de temps à l’atelier, alors j’accepte donc les délais supplémentaires. », enchaîne Théo.

En plus de réduire le nombre d’heures de travail à l’atelier, c’est avec indulgence envers lui-même qu’il a révisé ses échéanciers de production :

« Mon rapport au travail s’est vu changé […]. Il y a moins ce souci de performance, je pense. […] La transition a demandé un ajustement d’horaire et une organisation avec ma conjointe pour s’occuper des allers-retours à la garderie de notre fille. On s’adapte alors qu’elle grandit et demande une attention différente », explique le luthier.

Assouplir son horaire et ses délais de production sont des stratégies qu’Amélie et Julien ont également adoptées. Avec l’arrivée de leur deuxième enfant, le duo d’entrepreneur·e·s a aussi entamé un virage important pour leur entreprise et la santé de leur famille :

« La première grande décision a été de restreindre notre croissance afin de limiter les grosses charges financières (loyer,salaires, etc.). Ça a éliminé beaucoup de stress de revenir à une situation où nos seuls frais fixes sont en fait les dépenses normales d’un ménage. On a donc beaucoup moins peur de perdre un contrat, ou de manquer une vente, et on prend de meilleures décisions, plus centrées sur nos valeurs familiales. Au début on a eu à vivre avec un sentiment d’échec, probablement en partie à cause de cet impératif de croissance que la société nous impose, comme si le fait de modeler notre entreprise à notre image revenait à accepter notre incapacité de croître. Au final, on a constaté que cette situation nous offrait beaucoup plus de liberté dans la création et la gestion de l’entreprise. On a réalisé qu’il fallait analyser cette décision en nous centrant sur nous-mêmes et non sur l’image qu’on avait peur de projeter. » 

En constatant tout le chemin parcouru depuis qu’ils sont entrepreneur·e·s et parents,  Amélie et Julien voient dans les épreuves surmontées une occasion de croissance : « On peut dire qu’on a traversé beaucoup d’épreuves, mais avec le recul elles nous ont fait grandir; on est maintenant une équipe plus solide. », souligne le couple.  Julien occupe aujourd’hui un emploi de facteur à temps partiel, alors qu’Amélie travaille de leur atelier à la maison. En valorisant la communication, ils misent sur les forces et faiblesses de chacun pour répartir les tâches de leur entreprise. 

Des conseils pour de futurs artisan·e·s parents 

Quels conseils auriez-vous à donner à un.e. artisan.e entrepreneur.e qui attend un enfant?

Théo : « Accomplis tout ce que tu peux avant que ça arrive! Les belles années de nuits blanches à l’atelier et les fins de semaine à travailler, c’est fini ! »

Amélie & Julien [A+J Métissage] : « On doit trouver sa propre façon d’y arriver et surtout se faire confiance. Il faut toujours rester près de ses propres valeurs et savoir à tout moment pourquoi on fait les choses. Il faut aussi profiter de la relation privilégiée qu’on a généralement avec ses clients et être honnête avec eux. Ils comprennent souvent les enjeux auxquels on est confrontés et sont souvent heureux de pouvoir nous aider, par exemple avec des délais plus flexibles. »

Comment préparer la gestion de son entreprise à ce nouveau contexte?

Théo : « En se déchargeant de tous contrats et autres obligations avant l’arrivée de l’enfant. Et après, il faut bien peser la réalité et accepter de devoir modifier sa manière de travailler, surtout en termes de délais de livraison. »

Amélie & Julien [A+J Métissage] : « ll faut être capable de déléguer si nécessaire les bonnes parties de ses opérations et garder celles qu’on a envie de faire ou qu’on est le plus habilité à faire. En tant qu’artisan·e, ne pas tenter de faire comme si tout était comme avant, et vivre avec les aléas de la parentalité. Être artisan·e c’est un peu un mode de vie et il faut accepter que la vie peut influencer notre travail. Par exemple, on ne se sent pas mal de déplacer un rendez-vous avec un client parce que notre enfant est malade et qu’on préfère s’occuper de lui. Et puis, on a souvent tendance à être intransigeant et exigeant envers soi-même. On se remet parfois en perspective en se comparant à d’autres métiers ou d’autres travailleurs. Par exemple, il nous arrive d’être nous-mêmes malades et de nous dire ‘’si je travaillais dans un commerce ou dans une usine et que j’étais malade, je resterais à la maison. Alors pourquoi est-ce que je me sens obligé de travailler quand même, alors que je suis dans ma propre entreprise?’’ »

Découvrir les créations de Théo Kazourian et celles d’A+J Métissage

Auteure : Jessica Hébert

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